Traversée d’Okap avec l’aïeul - Stanley Péan

        Au Cap, septembre ne revêt pas ces couleurs flamboyantes, pourtant typiques d’une certaine peinture naïve locale, auxquelles mes automnes bostonnais m’ont cependant accoutumée.

        Midi me trouve seule au milieu de mes draps défaits, avec ma gueule de bois et le souvenir diffus de cette traversée du Cap et des environs au bras d’un revenant. T’inquiète, Maman; ni le mal de tête carabiné, ni la fatigue, le manque de sommeil et cette sensation de déshydratation intégrale ne m’empêcheront de respecter le rendez-vous donné aux membres de la famille en début d’après-midi au cimetière adjacent à l’église Sacré Cœur.

cimetière adjacent à l’église Sacré Cœur.

        Je n’aime pas la mort et ses rituels, mais serment oblige. Chose promise, chose due.

        Pour éviter un retard malséant, j’ai demandé à la réception qu’on m’appelle un taxi. Me voici donc en ce cimetière, au milieu de cousines et cousins lointains, de tantes et d’oncles que je peine à reconnaître, à nommer par leur prénom faute de les avoir vus régulièrement. À mon étonnement, mes yeux se plantent dans ceux de Krystèle, qui tient elle aussi à te témoigner son respect en dépit du fait qu’elle ne t’a vraisem-blablement pas connue, Maman. Je suis tout de même un peu déçue de ne pas apercevoir parmi cette poignée de parents proches ou éloignés la bouille de mon jovial moustachu, qui viendrait m’épauler dans l’épreuve. Dois-je en déduire qu’au Cap, les spectres ne circulent pas le jour ?

        Non loin du caveau qui attend ton urne, se trouve la tombe de François Borgia Charlemagne Péralte, chef du mouvement révolution-naire nationaliste Cacos opposé à l'occupation militaire d’Haïti par les États-Unis. Héros pour les nôtres, il avait été exécuté par les Marines étasuniens en tant « Supreme Bandit Chief ». Comme quoi, à l’instar de la beauté, l’héroïsme sera toujours affaire de subjectivité.

        Certes ce n’est pas ce voisinage illustre que tu réclamais, longtemps avant le fatidique infarctus.

        C’est aux côtés de ton homme que tu avais demandé à passer le reste de l’éternité, mon père dont je me souviens à peine, ce bien-aimé mari tombé trop jeune sous les balles d’un gendarme, lors d’une de ces manifestations anti-gouvernementales qui avaient servi de prélude au dechoukaj de 1986.

        Chose promise…

        Je n’aime pas la mort, Maman, mais tu m’avais inculqué le courage de soutenir son regard, comme on soutient en cette latitude l’éblouissant éclat du soleil tropical.

        Le curé de la paroisse, lui aussi apparenté de loin à nous, s’adresse à l’assistance, imposant une pause au concert de sanglots, de pleurs et de reniflements. Je ne suis pas très attentive à son chapelet de banalités d’usage sur le repos de l’âme des justes, la vie éternelle et l’amour du Divin Créateur. Je ne suis pas très attentive à ces paroles qui se veulent réconfortantes parce que quelque chose vient de se fêler en moi, on dirait une digue qui lâche, et toutes les larmes jusqu’alors retenues se mettent enfin à couler en silence, se mêlant à la sueur sur mes joues.

        Un homme, je ne saurais dire qui, met ses bras autour de mes épaules, pour me consoler, me soutenir. Sous un ciel gorgé de lumière dorée, le cimetière entier bourdonne du chant des insectes, du crépitement des hautes herbes dans la chaleur torride.

        Je pense : ça y est, l’adieu est bel et bien consommé.

        Des yeux, je cherche encore Oswald dans l’assemblée. En vain.

        La suite se déroule pour moi dans une ambiance de confusion et de précipitation, accentuée sans doute par mon extrême fatigue. On me conduit dans une petite réception donnée en ton souvenir par une cousine ou une tante, je ne saurais dire. Je pleure comme une Madeleine. On me serre la main, on m’embrasse, on m’enlace, on me flatte le dos en me promettant que tout va bien aller. J’ai chaud, je suis étourdie, je n’ai pas le cœur à m’éterniser ici.

        Quelqu’un s’offre pour me raccompagner en voiture à l’hôtel, s’étonnant tout de même que j’aie décliné l’hospitalité des uns et des autres. Je m’efforce de me montrer polie, reconnaissante, mais je suis à bout de nerfs et n’ai pour envie que de voir ce jour prendre fin, de m’écrouler sur mon lit et de sombrer dans l’inconscience.

        Enfin de retour dans ma chambre climatisée, j’enfouis mon visage dans l’oreille pour y pousser enfin le cri réprimé tout l’après-midi. Dans le clair-obscur, j’aperçois sur la table de chevet, à l’endroit précis où encore ce matin trônait ton urne, Maman, un livre qui n’était pas là précédemment : une édition luxueuse et rarissime de Rires et pleurs, réunissant en un seul volume l’intégrale des poèmes qu’avait donnés l’aïeul aux journaux locaux pendant vingt ans.

        J’allume la lampe de chevet, empoigne le bouquin.

        Sur la page de garde, une dédicace griffonnée à l’encre violette :

        À toi, ô chair de ma chair et sang de mon sang,
        Liée à notre moitié d’île par-delà les ans
        — O. D.