Une ballade, enfin ! Peut-être les musiciens vont-ils enfin adopter un même tempo. Je reconnais l’air de « Choucoune », joué sur rythme calypso. En disciple de Sonny Rollins, le saxophoniste attaque avec sensualité ce standard cher à mon cœur. Lè mwen sonje sa, mwen genyen lapenn, de pye mwen nan chenn : ainsi se termine le fameux refrain, au propos duquel je souscris corps et âme : certains souvenirs douloureux ressemblent aux entraves aux chevilles de mes ancêtres.
Je n’ai pas vu arriver ce jovial moustachu qu’on jurerait issu d’un autre âge, qui a pris place à ma table, sans demander, à croire qu’il était attendu. D’un signe de la main, il interpelle le garçon de table.
— Mon brave garçon, de grâce : de quoi nous abreuver !
Mes cours de poésie classique ont beau être fort loin, il me semble bien qu’il s’agit d’un alexandrin. Oubliant l’outrecuidance de son intrusion dans ma bulle, je me surprends à passer une remarque qui fait écho à mon échange avec Krystèle un peu plus tôt.
— C’est drôle, votre visage me semble familier.
— J’en suis honoré, quoique Balzac je ne sois, clame-t-il en pre-nant dans sa main la mienne pour y déposer délicatement ses lèvres au dos. Je me présente : Oswald Durand, poète capois.
La griserie aidant, je passe près de pouffer de rire. Certes, l’homme présente les traits et le physique de l’emploi; il est l’exacte incarnation du célèbre portrait du poète à sa table de travail. Et puis, s’il est un lieu au monde où il n’y a pas de quoi écrire à sa mère si l’on croise un revenant, c’est bien Haïti.
Soit, j’accepte de jouer le jeu.
— Oswald Durand, mon aïeul ? En chair et en os ?
— Lui-même, chère, soustrait pour un temps à Thanatos.