Est-ce l’effet du Barbancourt sec, après les trop nombreux piña coladas, ou simplement l’exaltation suscitée par l’évocation de ces pages de l’Histoire de notre pays que j’aime tant, en dépit de tout, Maman ? J’inhale profondément l’air du large qui circule dans les rues, comme un appel au dépassement. Je ne peux m’empêcher de citer à voix haute ces quelques vers parmi les plus connus paraphés par l’aïeul :
Sang des martyrs dont la pourpre écumante
A secoué nos chaînes et nos jougs!
Chavanne, Ogé, sur la route infamante,
Toi, vieux Toussaint, dans ton cachot de Joux
Ô précurseurs, dont les dernières fibres
Ont dû frémir, — vous les porte-flambeaux —
En nous voyant maintenant fiers et libres,
Conseillez-nous du fond de vos tombeaux !
Je me serais figurée que plus d’un siècle après le mariage de ses mots à la musique d’Occide Jeanty pour en faire l’hymne présidentiel, le poète se serait habitué à ce que même une expatriée telle que moi sâche les réciter de mémoire. Étonnamment, il arque un sourcil, flatté dirais-je d’entendre sa poésie portée par la voix d’une descendante.
Voici poindre l’heure à partir de laquelle la plupart des guides de voyage déconseillent aux touristes étrangers, notamment les femmes, de traîner dans les environs. Qu’à cela ne tienne ! Traitez-moi d’aventurière imprudente si le cœur vous en dit, mais déambulant en ces rues aux bras d’Oswald Durand, je ne ressens pas la moindre crainte.
Place José-Martí, à proximité du boulevard du Cap-Haïtien, à la rue 17 A, je décèle une émotion nouvelle et inattendue chez mon guide. Et je crois deviner ce dont il s’agit. Après tout, le patriotisme dont le poète avait fait l’un de ses thèmes majeurs n’a jamais exclu cette solidarité certaine avec les autres qui se battaient eu aussi pour conquérir leur souveraineté, dont les frères et sœurs de Cuba. Qui plus est, homme politique, philosophe, penseur, journaliste et un poète cubain d’une dizaine d’années le cadet d’Oswald, José Julián Martí Pérez, héros national, apôtre et martyr de l'indépendance cubaine, avait en son pays suivi un parcours parallèle à celui de mon aïeul. Impossible d’ailleurs que ces deux hommes ne se soient pas croisés, qu’ils n’aient pas fraternisé lors de l’un des séjours successifs de Martí au Cap dans les années 1890 ! Ils avaient tant en commun que la perspective de passer une soirée avec les deux donne le vertige…