Traversée d’Okap avec l’aïeul - Stanley Péan

        Plutôt que d’élaborer sur le sujet, mon guide enfonce les deux mains dans son épaisse tignasse poivre et sel, secoue la tête, laisse échapper un tchuip puis un commentaire acide sur l’inauguration de cette place, qui s’était déroulée sous le règne de Michel Martelly. « Je n’avais certes pu m’empêcher d’assister à l’inauguration officielle de ce lieu. Mais est-ce un signe de l’acharnement du bon Dieu que la présidence du pays ait pu tomber entre les mains indignes et si peu respectables d’un pareil vagabond, Sweet Micky l’exécrable ? »

        Qui oserait reprocher au fantôme du fondateur du journal Les Bigailles de faire montre du même franc-parler qui lui avait valu en 1883 un séjour en prison ? Pour ma part, je ne me surprends pas que le signataire de l’hymne présidentiel voie d’un œil sévère la longue succession de sanmanman, de malotrus qui depuis un siècle avaient accédé au Palais national et l’avaient occupé avec pour unique préoccupation leur profit personnel. Quand nos aïeux brisèrent leurs entraves, ce n’était pas pour se croiser les bras, songé-je. Ni pour voir en la patrie cette épave, pillée sans honte par les scélérats…

        Pourtant, nos institutions scolaires n’avaient-elles pas vu défiler sur leurs bancs des générations de jeunes gens de grande valeur, qui auraient volontiers pu contribuer à arracher le pays au marasme où l’avaient précipité trente ans de dictature sanguinaire, suivis par autant d’années de régimes ineptes, fratricides et corrompus soutenus par des puissances étrangères qui ne lui voulaient aucun bien mais tous ses biens ?

        Je suis certaine que tu te réjouirais de savoir, Maman, que notre aïeul, dont le spectre n’a jamais cessé d’arpenter les couloirs du Collège Notre-Dame du Perpétuel Secours et ceux d’autres établissements de l’île, m’assure avoir gardé espoir en la jeunesse haïtienne, même aux heures les plus sombres de notre histoire récente.

        — Si jadis nos héros nous ont montré la voie, il revient toujours aux jeunes d’élever la voix pour redire au monde la grandeur de ce pays, et clouer le bec aux faux frères qui l’ont trahie. C’est pour eux et surtout par eux que doit revivre cette enthousiaste aspiration qui nous rend ivres !

        Passé le site de l’Hôtel Impérial et, surtout, le site de l’université Anténor-Firmin, notre traversée du Cap nous conduit au pied du monument évoquant la Bataille de Vertières, opposant les forces révolution¬naires indigènes aux troupes napoléoniennes, sans doute l’épisode de l’Histoire haïtienne qui a inspiré le plus grand nombre d’œuvres d’art. Oswald me rappelle que c’est à l’approche du tri-cin-quante¬naire de l’indépendance nationale que le gouvernement de Paul Eugène Magloire avait choisi de rendre hommage à ces héros, en commandant notamment cette sculpture à l’artiste cubain Joan José Sicre. Monté sur un roc qui fait office de socle, l’ensemble compte six personnages, dont deux féminins, et un cheval couché. Vus en contre-plongée, profilés contre le ciel d’encre, les membres du groupe affichent et inspirent cette fierté justement associée au moment clé dont nos écoliers apprennent à réciter les détails sans toujours en bien saisir les enjeux. Parmi eux, se distingue évidemment le capitaine Capois-la-mort, l’« Achille noir », selon le mot du général Rochambeau, qui mena inlassablement ses troupes à l’assaut du fort convoité avec une opiniâtreté qui força l’admiration de l’ennemi et le fit entrer dans la légende.